Lire Patrice Jean, vite
Lire Patrice Jean, c’était la recommandation de Marin de Viry. C’est une belle rencontre. Publié en 2019 « Tour d’ivoire », est magnifiquement écrit, dans un mélange de classicisme rigoureux et maitrisé : très longues phrases ramifiées en de multiple couches à la Marcel Proust, large respect - pour une fois - de la concordance des temps et donc emploi très large mais pas systématique - pourquoi ? - de l’imparfait du subjonctif, choix de vocabulaire éculé « icelle », « mêmement ») ou rare (« psittacisme » - Répétition mécanique (comme par un perroquet) de phrases que la personne qui les dit ne comprend pas - et de langue commune du vingt-et-unième siècle (« à donf », « peinardement »). L’érotisme est bien senti, libre. L’intrigue tient la route (même si on anticipe un événement qui ne devrait pas être spoilé par l’auteur et que je ne spoilerai donc pas) : les atermoiements existentiels d’un intellectuel éclairé se défiant des pièges du populisme mais se méfiant absolument du wokisme. Extrait d’une phrase que je coupe : « Ce prénom, Blandine, sainte et martyre, ressemblait à un mauvais présage, une plaisanterie de mauvais goût, tant ma fille, pensais-je, ne trouverait que bassesse et vulgarité, partout, bassesse de droite, vulgarité de gauche, vulgarité de droite, bassesse de gauche, partout, triomphe de la quantité, apothéose, de la réussite, épiphanie du rien érigé en tout ». Irrésistible chapitre sur les « donneurs de papattes », ceux qui, docilement, adoptent les injonctions de l’époque comme des clebs asservi par leurs maîtres. En interview sur Youtube (février 2022, Les portraits d’Éléments), Patrice Jean est séduisant ; selon lui, seuls 100 000 Français, peut-être, lisent, sur 68 millions de Français, cela fait 0,1%...c’est sans doute fortement exagéré, mon chiffre serait proche du centuple de cela, soit 10 millions. « Encore faut-il que le lecteur confronte sa pensée aux classiques, aux œuvres difficiles, sans quoi il reste enfermé dans un brouillard épais, celui de son temps. Certaines heures de misanthropie, j’évaluais à 99 % de la population cette masse ingrate et futile. Par quelle hypnose tant d’êtres humains fuyaient-ils, toute leur vie, la lumière des livres ? Par quelle folie préféraient-ils, pensais-je, les livres de divertissement à ceux qui éclairent la nuit où ils piétinent, à demi aveugles, à demi fous ? Tandis que dans les bibliothèques, les trésors de la pensée attendaient qu’on s’en empare, les demis-fous se jetaient, dans le meilleur des cas, sur un roman à la mode, un polar ; et, dans le pire des cas, dans la majorité des cas, s’étourdissaient dans le sport, la télévision, les frustes musiques, le rien. » Au moins Patrice Jean met-il le doigt sur un point qui me semble incontestable, celui de l’abêtissement d’une classe d’âge qui ne prend plus le temps de la réflexion et de la rêverie, tout occupée qu’elle est à dérouler la vie qu’on attend qu’elle déroule.
Alors, pourquoi me suis-je tenu sur mes gardes ? Par réflexe, adoptant légitimement les mœurs d’une époque qui se méfie de la pensée passée ? Parce que je ne savais comment jouir sans arrière-pensée de certains paragraphes, exemple : « Pour venger son frère, Cameron (neuf ans), rassemblant les forces vives de la Grand’Mare, une dizaine de moutards reflétant la Diversité, vers minuit, devant le commissariat : là, les insurgés lancèrent des cocktails Molotov sur les fenêtres du petit immeuble, où, le jour, les « chiens de garde de la bourgeoisie » (Libération), imposaient un « ordre nauséabond » (L’Obs). Le feu détruisit une partie du local, les pompiers, ces « sales pédés » (Rachid), ne réussissant pas à déployer leurs lances d’incendie comme ils l’auraient souhaité, « les petits sauvageons » (Renaud), s’opposant, par un caillassage savant, à l’intervention des soldats du feu, que d’aucuns accusaient d’être des «collabo »(Médiapart) » ? Et que je craignais, si je creusais un peu, de trouver, sous la plume de Patrice Jean, des horreurs sur les minorités sexuelles…Car pourquoi est-il est aussi cruel avec Philippe Besson qu’avec les « lecteurs de Télérama » ? Serais-je devenu parano de l’homophobie ? Je n’ai rien trouvé de fâcheux sur la toile, absolument rien. Ouf.
Rassuré, j’ai inscrit Patrice Jean au Panthéon de mes auteurs préférés. Dans l’interview susmentionnée, il concède l’inspiration qu’il puise dans les classiques du XIXème, Zola, Balzac et Flaubert. Pierre, le beau-frère du narrateur, n’est-il pas un Monsieur Homais du XXIème, pharmacien de son état dans la ville de Rouen ? J’ai refermé « Tour d’ivoire » convaincu que Patrice Jean était aussi touchant que son héros : « Jamais la tentation d’une retraite silencieuse dans un monastère ne fut plus grande que ce soir-là. Je me serais promené tous les jours dans un cloître, loin de tout, sous un ciel vide, mais à l’abri de la bêtise séculaire, avec d’autres âmes perdues, lasses et navrées. »
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