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J'ai vu l'ours !




Je suis avec Luc, me suis installé dans le train numéro 2 en souvenir de lui, le transcanadien. Depuis trente ans que Luc l’a emprunté, j’ai toujours su qu’un jour moi aussi je gravirais son marchepied. Je n’ai pas trouvé l’arrangement de mon calendrier qui aurait permis de rester suffisamment longtemps dans le Grand Nord tout en traversant en train de Vancouver à Toronto. Alors je me suis embarqué à Vancouver pour un tiers de la traversée. Et je roule d’ouest en est, Luc jouait au cowboy ruant vers l’ouest. Je sais qu’il était seul, qu’il était déjà malade, peut-être était-ce encore son secret, peut-être n’était-ce pas évident pour les autres passagers alors que son corps par la suite a clairement dit la mort au fur et à mesure qu’elle s’emparait de lui. J’imagine Luc rire intérieurement comme moi à l’accent québécois, être touché comme moi par le tutoiement immédiat des femmes et des hommes qui assurent le service, s’identifient par leur prénom, les hommes prétendant sans vergogne (comme partout mais pourquoi ici ?) que les femmes sont leurs assistantes alors qu’il est tout à fait clair que l’équipe de direction du train est entièrement féminine (comme il se doit ici ?), rêvasser en contemplant la rivière Yale et le grand lac qui l’alimente (j’aurais son nom si Google était accessible mais pas de wifi ici, pas beaucoup de 4G non plus, il me rappelle le Wakatipu mais le Wakatipu, comme toute la Nouvelle Zélande, est dénué d’ours), somnoler parfois, l’esprit affaibli par le roulis du train.


Voilà ? Je les ai vus ? Quatre oursons qui trottinaient au bord de l’eau au petit matin sur un îlot de la rivière Yale ? Ou bien se peut-il que cela ait été de - très gros - castors ? De la fenêtre, je mitraille pour tirer quelques enseignements d’une traversée partielle de mon pays d’adoption. Vancouver quittée à 15:00 hier, Edmonton devrait être atteinte ce soir vers 19:00. Est-on sûr des horaires sur cette voie ferrée qui ne semble pas faite pour les humains mais pour leurs victuailles, leurs biens de consommation, véhiculés sur des trains à n’en plus finir, trois kilomètres de long ?, plus peut-être ? Entre quatre et six heures du matin, nous avons stoppé, était-ce pour en laisser passer quatre dans l’autre sens ? La Panthère des neiges de Sylvain Tesson, offerte par un collaborateur touchant (épitaphe : « Merci Eric ! Pour ta confiance, pour ta différence. Ce livre m’a beaucoup ému. A bientôt. » - ma différence, à n’en pas douter, heureusement pour moi et eux), cette panthère parcourue à la FNAC pour éviter de lui consacrer trop de temps, m’a finalement servi de révélateur sur ma capacité perdue à observer la nature. Écologie, étude des êtres vivants dans leur milieu. Alors, au-delà des clichés sur IPhone 10 largement retouchés en saturation, montrant le tout, j’ai exercé mes yeux à regarder le menu détail, d’où ma connexion avec les ours, plus trois canards, des aigles, celui-ci avec le plumage de tête entièrement blanc, n’était-ce pas un vautour ? un condor ?, et un chevreuil qui ne semblait pas être effrayé par le passage de notre équipée ferrée à trente mètres à peine. Pourtant, doute profond quelques heures plus tard, un cervidé comparable me tape dans l’œil, un coup des enfants des écoles du coin (pourtant il n’y a pas de coin), le cervidé est un leurre qui semble bien content de m’avoir berné, découpé dans une planche de bois, disposé le long de la voie pour saluer les voyageurs, un nain de jardin pour le grand jardin de la Canadian wilderness. Notre train n’a du TGV et de sa grande vitesse que l’illusion d’une réplique disposée en motif décoratif par nos cousins d’outre-Atlantique de la VIA, la compagnie ferroviaire, sans doute admiratifs de ses 513 km/h (de mémoire, sur la base d’un poster affiché au Poste d’Expansion Economique de Kuala Lumpur pendant mes années là-bas), notre serpent compartimenté ne dépasse pas le 30 km/h…A Kamploops premier arrêt. J’apprends que c’est l’arrêt initialement prévu à une heure du matin, il est neuf heures et demi…Non seulement le train s’est longuement arrêté pendant que nous tous dormions mais il a même fait marche arrière. Impossible d’en savoir plus, l’hôtesse en second ne connaît pas l’explication. Ensuite la rumeur se propage : il y a eu deux glissements de terrain. J’arriverai (Inch’ Allah) au milieu de la nuit et non pas pour le dîner…Peu importe, je suis à l’école Sylvain Tesson : J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. Cela m’évoque ce vers de Jules Supervielle que j’affectionne et dont je constate souvent que mes interlocuteurs ne semblent pas d’humeur à le faire leur : Être tout entier dans une feuille et la voir qui s’envole. Ayant continué à ne pas me départir de l’observation de la nature canadienne défilant à son train d’escargot, je suis magnifiquement récompensé. Cette fois j’ai vu l’ours ! En plein champ, à cinquante mètre, qui s’en allait tranquillement pour s’éloigner du train, un magnifique représentant de la race des ours noirs, pas un grizzli me dira le garçon de salle, celui qui dit ne pas rapporter à la fille de salle, pas non plus un adulte, de la taille d’un humain tout de même. J’ai essayé de crier Un ours ! pour sensibiliser mes compagnons de wagon et me suis aperçu qu’ils étaient tous en train de somnoler. Les gens de la VIA ont, eux, été prévenus par radio par le conducteur…dans un avion, on nous aurait expliqué dans le menu détail les raisons de nos déboires ce cette nuit et signalé l’ours à bâbord ! Ces voyages dans les trains canadiens ont décidément le charme des périples moyen-orientaux et cela n’est pas une assertion péjorative ! Ce pays me touche décidément. Pendant plusieurs minutes je reste coi et incapable de mouvement, le déroulé de ces quelques secondes dans mon champ oculaire, l’ours allant à son rythme, sans inquiétude. Justement dans La panthère des neiges, Tesson voit dans chacune des apparitions du fauve une réincarnation de sa mère récemment défunte (quand ce n’est pas la réapparition d’une certaine femme dont, je crois, il parle pour la première fois, qui l’aurait abandonné). Ce black bear tranquille et nonchalant, c’est Luc bien sûr qui me fait un clin d’œil après vingt-huit ans !


Tesson est décidemment un auteur pour moi. Je suis touché, comme mon collaborateur, une fois de plus par son cri d’effroi face aux dérives consuméristes et destructrices. Il se révèle connaisseur et peut-être adepte du Wu Wei, j’y suis sensible aussi : Ces heures furent notre dette payée au monde. Je demeurais dans cette nacelle, entre le vallon et le ciel, à scruter la montagne. Je me tenais, jambes croisées et regardais le paysage derrière la vapeur de mes expirations. Moi qui avais demandé au voyage de me pourvoir tant de surprises, « follement épris de la variété et du caprice » (Gérard de Nerval, Aurélia), je me contentais d’un versant gelé dans une enchâssure. M’étais-je converti au Wu Wei, art chinois du non-agir ? Rien ne vaut trente degré sous le zéro pour vous plier à ce genre de philosophie. Je n’espérais rien, n’agissais pas. Tout mouvement laissait pénétrer dans le dos un coulis de froid, qui ne prédispose pas aux grand projets.


Pourtant, toujours cette gêne quand il évoque son extraction sociale emplie de catholicisme dont je ne comprends pas s’il le rejette, et surtout son éloignement de la religion musulmane,. Souvenir d’une émission de téloche où lui et son père étaient venus soient-disant clarifier des propos du Papa suite aux attentats du vendredi 13 novembre 2015. Je le cite dans La panthère : J’avais toujours eu l’âme faible et influençable. Je me conformais aux spiritualités des lieux où j’atterrissais. Qu’on me jette dans un village yazidi, je priais le soleil. Qu’on me propulse dans la plaine gangétique, je m’accordais à Krishna (« Vois d’un œil égal souffrance et plaisir »). Séjournant dans les monts d’Arrée, je rêvais de l’Ankou. Seul l’islam n’avait pas prise, je n’avais pas de goût pour le droit pénal. Cette chute, hum.

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