Cédric Gras, écrivain réaliste des sommets soviétiques

À Grenoble où j’ai passé mon enfance, Roger Frison-Roche et Lionel Terray étaient nos héros. Le premier a aussi inspiré notre Président qui a invoqué les premiers de cordée, en référence au livre de Frison-Roche, pour tenter d’embarquer le peuple français dans sa « Révolution ». Le second, mort dans mon Vercors vénéré, a donné son nom au collège où j’ai effectué ma scolarité. Pendant ce temps, en Union Soviétique, les enfants avaient aussi leurs héros alpinistes, les frères Vitali et Evgueni Abalakov. Cédric Gras les nomme Alpinistes de Staline. Deux figures parmi d’autres suiveurs des « géniaux guides », Lénine et Staline, tous l’étaient dans la Confédération.
On connaissait la passion de Cédric Gras pour l’alpinisme - qui faillit d’ailleurs un jour l’emporter au Pakistan. « Les conquérants de l’inutile », titre du principal ouvrage de Lionel Terray, n’auraient pas passé la censure en Union Soviétique. Cédric Gras nous conte la conquête, au contraire utile, des sommets de l’URSS : à chaque ascension est systématiquement attachée une entreprise utile à la science ou à l’édification du peuple : on monte dans les sacs, selon le cas, un buste de Lénine ou Staline ou une station météorologique. Et chaque effort est collectif, longuement et scientifiquement préparé. Un alpinisme d’expédition disait Frison-Roche de la pratique de ses concurrents soviétiques. Une vraie conquête spatiale, pourtant en retrait de celle de la stratosphère, car il faudra attendre 1982, 29 ans après la victoire d’Edmund Hillary et Tensing Norgay, pour que les Russes vainquent à leur tour l’Everest. Dans Alpinistes de Staline comme dans toute l’histoire de l’alpinisme soviétique, aucun 8000. Quelle humiliation quand on pense à toutes les premières effectuées pendant la même période par les Soyouz, Spoutnik, Mir et Saliout.
Les frères Abalakov sont des monuments de l’URSS. Ils ont donné leur nom à la marque Abalakov d’équipement de montagne, concurrente de Millet, Mammut ou The North Face. Comme nombre de héros, ils sont passés par les plus haut sommets et les plus basses humiliations de l’époque stalinienne. Cédric Gras nous embarque dans l’histoire de cette fratrie longtemps indissociable dans laquelle pourtant l’esprit de conquête semble largement dépasser l’expression de tout sentiment de fraternité. Evgueni, le cadet, réussit le tour de force de concilier une vie d’artiste plasticien et d’alpiniste. Vitali, l’ainé, est d’avantage un technicien de la grimpe. Son frère et lui s’adonnent parfois à des tâches aériennes qui ne sont pas données à tout le monde. Combien de guides chamoniards aujourd’hui encore, comme lui, vivent de leur pratique aérienne pour nettoyer les vitres des gratte-ciels de la Défense…
L’URSS a toujours été très forte pour donner à ses artistes et ses sportifs les moyens de cultiver leur art…tant qu’ils restaient dans la ligne du parti. Et les accusations comme celles qui vont si durement toucher Vitali, souvent inventées de A à Z, cherchaient leur justification dans le non respect de cette ligne. L’évocation de telle gamme de pitons d’escalade manufacturés en dehors de la Confédération pouvait valoir à son auteur, bien des années plus tard, des décennies de camp quand ce n’était pas un passage immédiat par les armes. Cédric Gras, comme les Russes d’aujourd’hui, est à la fois nostalgique et horrifié au souvenir de cette expérience politique, scientifique, artistique, sportive et humaine unique, le réalisme socialiste. On pense aux récits bipolaires des personnages réels interrogés par Svetlana Alexievitch dans ses divers ouvrages, touchés par un insondable syndrome de Stockholm, un attachement plus ou moins conscient à leurs tortionnaires.
Pour peu qu’on en accepte l’augure, on se laissera, comme moi, charmer par ces très belles 322 pages dévorées en une journée magique de Pentecôte dans la fournaise de Paris, leur évocation touchante d’un communisme primal. Touchantes ces alpinades que nous fait découvrir Cédric Gras, ascensions collectives regroupant jusqu’à plusieurs centaines de grimpeurs, dans une organisation unique où chacun a son rôle dans la recherche de la sécurité et du dépassement de soi. Touchantes les citations d’œuvres inconnues en dehors du monde russe et que Cédric Gras traduit lui-même et partage au fil de ses œuvres. Je ferai mienne cette leçon de vie pour l’enfant grenoblois qui continue de sommeiller en moi, page 289, un quatrain d’un barde aussi célèbre pour les Russes qu’inconnu de moi, Vladimir Vyssotski :
Si un ami a surgi/ Qui n’est ni ami,
Ni ennemi/ Si tu ne comprends pas au
Premier coup d’œil/ S’il est vaillant ou
Minable/ Emmène-le en montagne.
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